Lettre ouverte à Monsieur le Chevalier W. Gluck. Monsieur Croche, antidilettante

    Et si vous témoigniez d'indépendance en dirigeant, sans perruque, votre bonnet de nuit sur la tête, la première représentation à l'Iphigénie en Aulide, il vous importait davantage de plaire à votre roi, à votre reine. Mais, voyez-vous, votre musique garde de ces hautes fréquentations une allure presque uniformément pompeuse : Si l'on y aime, c'est avec une majestueuse décence, et la souffrance même y exécute de préalables révérences ...

    Qu'il soit plus élégant de plaire au roi Louis XVI qu'au monde de la troisième République est une question que votre état de « mort » m'empêche de résoudre par l'affirmative. Votre art fut donc essentiellement d'apparat et de cérémonie. Les gens du commun n'y participèrent que de loin ... Ils regardaient passer les autres (les heureux ... les satisfaits ! ) Vous représentiez en quelque sorte, pour eux, le mur derrière lequel il se passe quelque chose.

    Nous avons changé tout cela, Monsieur le chevalier, nous avons des prétentions sociales et nous voulons toucher le cœur des foules. — Ça n'en va pas mieux et nous n'en sommes pas plus fiers pour cela ! (vous ne vous figurez pas combien nous avons de mal à fonder un Opéra populaire).

    Malgré le côté « luxe » de votre art, il a eu beaucoup d'influence sur la musique française. On vous retrouve d'abord dans Spontini, Lesueur, Méhul, etc ... ; vous contenez l'enfance des formules wagnériennes et c'est insupportable (vous verrez pourquoi tout à l'heure). Entre nous, vous prosodiez fort mal ; du moins, vous faites de la langue française une langue d'accentuation quand elle est au contraire une langue nuancée. (Je sais ... vous êtes Allemand.)

    Rameau, qui aida à former votre génie, contenait des exemples de déclamation fine et vigoureuse qui auraient dû mieux vous servir — je ne parle pas du musicien qu'était Rameau pour ne pas vous désobliger. — On vous doit aussi d'avoir fait prédominer l'action du drame sur la musique ... Est-ce très admirable ? A tout prendre, je vous préfère Mozart, qui vous oublie absolument, le brave homme, et ne s'inquiète que de musique. Pour exercer cette prédominance, vous avez pris des sujets grecs ; cela permit de dire les plus solennelles bêtises sur les prétendus rapports entre votre musique et Fart grec.

    Rameau était infiniment plus grec que vous (ne vous mettez pas en colère, je vais bientôt vous quitter). Il y a plus, Rameau était lyrique, cela nous convenait à tous points de vue ; nous devions rester lyriques sans attendre un siècle de musique pour le redevenir. Claude Debussy. Monsieur Croche, antidilettante, Frans leren, Vivienne  Stringa

    De vous avoir connu, la musique française a tiré le bénéfice assez inattendu de tomber dans les bras de Wagner ; je me plais à imaginer que, sans vous, ça ne serait non seulement pas arrivé, mais l'art musical français n'aurait pas demandé aussi souvent son chemin à des gens trop intéressés à le lui faire perdre.

    Pour conclure, vous avez bénéficié des diverses et fausses interprétations que l'on donne au mot « classique » ; d'avoir inventé ce ronron dramatique, qui permet de supprimer toute musique, ne suffit pas à légitimer ce classement, et Rameau a des titres plus sérieux à être appelé ainsi.

    Il faut regretter encore une fois votre mort à cause de M me Caron. Elle a fait de votre Iphigénie une figure de pureté infiniment plus grecque que vous ne l'avez imaginée. Pas une attitude, pas un geste qui ne furent d'une parfaite beauté. 

    Tout ce que vous n'avez pas mis d'émotion intérieure dans ce rôle a été retrouvé par elle. Chacun de ses pas semblait contenir de la musique.

    Si vous aviez pu voir, au troisième acte, sa façon d'aller s'asseoir près de l'arbre sacré, avant le sacrifice, vous auriez pleuré, tellement il y avait de suprême douleur dans ce simple geste.

Monsieur Croche, antidilettante. Claude Debussy