Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (3)

   En liberté, le marquis de Sade mena une vie régulière, vivant de sa plume. Il publia ses ouvrages, fit jouer des pièces à Paris, à Versailles et peut-être à Chartres. Il éprouva de sérieuses difficultés pécuniaires, sollicitant en vain une place, quelle qu'elle fût : « Propre aux négociations, dans lesquelles son père a passé vingt ans, connaissant une partie de l'Europe, pouvant être utile à la composition ou à la rédaction de quelque ouvrage que ce puisse être, à la tenue, à la régie d'une bibliothèque, d'un cabinet ou d'un muséum, Sade, en un mot, qui n'est pas sans talent, implore votre justice et votre bienfai- sance ; il vous supplie de le placer. » (Lettre au conventionnel Bernard (de Saint-Affrique), 8 ventôse an III (27 février 1795.)

II allait assidùment aux séances de la Société populaire de sa section, la section des Piques. Il en fut souvent le porte-parole. Le marquis de Sade était un vrai républicain, admirateur de Marat, mais ennemi de la peine de mort et ayant en politique des idées qui lui appartenaient. Il a exposé ses théories dans plusieurs de ses ouvrages. Dans son Idée sur le mode de la sanclion des lois, il indique comment il entend que la loi, proposée par les députés, soit votée par le peuple, parce qu'il faut admettre « à la sanction des lois cette partie du peuple la plus maltraitée du sort, et puisque c'est elle que la loi frappe le plus souvent, c'est donc à elle à choisir la loi dont elle consent à être frappée ». Sa conduite sous la Terreur fut humaine et bienfaisante ; suspect, sans doute à cause de ses déclamations contre la peine de mort, il fut arrêté le 6 décembre 1793, mais remis en liberté, grâce au député Rovère, en octobre 1794.

Guillaume Apollinaire - L'oeuvre du Marquis de Sade, introduction, frans leren, Vivienne Stringa. Il y eut peut-être une vision première essayée dans la fleur | estampe | Odilon Redon

    Pendant le Directoire, le marquis cessa de s'occuper de politique. Il recevait beaucoup de monde chez lui, rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, où il s'était transporté. Une femme pâle, mélancolique et distinguée remplissait l'office de maîtresse de maison. Le marquis l'appelait parfois sa Justine, et on la disait fille d'un émigré. M. d'Alméras pense que cette femme était la Constance à laquelle Justine avait été dédiée. Quoi qu'il en soit, les renseignements sur cette amie font complètement défaut.

    Au mois de juillet 1800, le marquis fit paraître Zoloé el ses deux acolytes, roman à clef qui provoqua un énorme scandale. On y reconnaissait le Premier Consul (d'Orsec, anagramme de Corse), Joséphine (Zoloé), Mme Tallien (Laureda), Mme Visconti (Volsange), Barras (Sabar), Tallien (Fessinoi), etc... Le marquis avait été obligé de l'éditer lui-même. Son arrestation fut décidée le 5 mars 1801 ; il fut arrêté chez son éditeur, Bertrandet, à qui il devait remettre un manuscrit remanié de Juliette qui servit de prétexte à cette arrestation. Il fut enfermé à Sainte-Pélagie, de là transféré à l'hôpital de Bicêtre, comme fou, et enfin enfermé à l'hospice de Charenton le 27 avril 1803. Il y mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, le 2 décembre 1814, ayant passé vingt-sept années, dont quatorze de son âge mûr, dans onze prisons différentes.

    Il n'a pas encore été donné de portrait authentique du marquis de Sade. On a publié un médaillon fantaisiste, provenant de la collection de M. de La Porte, en tête du Marquis de Sade, par Jules Janin. — La Vérité sur les deux procès criminels du Marquis de Sade, par le bibliophile Jacob, le tout précédé de la Bibliographie des Œuvres du Marquis de Sade, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1833 (fausse date, la brochure a été publiée plus tard), in-12 carré de XIII et 62 pages.

    « Un autre portrait, dit M. Octave Uzanne (introduction à l'idée des Romans), dans un entourage de démons, nous présente Sade avec un visage jeune ; cette gravure ridicule accuse la provenance de la collection de M. H. de Paris. Ce portrait est aussi faux que les autres 1. »

    Il existe un autre portrait, faux naturellement. Il a été fait sous la Restauration au moyen du médaillon de M. de La Porte, à quoi l'on a ajouté des faunes, un bonnet de folie, un martinet et, au bas, le marquis dans sa prison.

    On a dit que, dans son enfance, son visage était si charmant que les dames s'arrêtaient pour le regarder. Il avait une figure ronde, des yeux bleus, des cheveux blonds et frisés. Ses mouvements étaient parfaitement gracieux, et sa voix harmonieuse avait des accents qui touchaient le cœur des femmes.

    Des auteurs ont avancé qu'il avait un extérieur efféminé et que depuis son enfance il avait été inverti passif. Je ne pense pas que l'on ait des preuves de cette assertion.

    Charles Nodier, dans ses Souvenirs, Episodes et Portraits de la Révolution et de l'Empire, 2 tomes, Paris, Alphonse Levavasseur, éditeur, Palais-Royal, 1831 (T. II, Les prisons sous le Consulat, V partie. Le dépôt de la préfecture et le Temple), raconte qu'il le vit en 1803. (En réalité, cela se passa en 1802, ainsi que l'a fait remarquer M. d'Alméras.) Il coucha dans la même salle que lui, où ils étaient quatre prisonniers.

    « Un de ces messieurs se leva de très bonne heure, parce qu'il allait être transféré et qu'il en était prévenu. Je ne remarquai d'abord en lui qu'une obésité énorme qui gênait assez ses mouvements pour l'empêcher de déployer un reste de grâce et d'élégance dont on retrouvait des traces dans l'ensemble de ses manières. Ses yeux fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s'y ranimait de temps à autre comme une étincelle expirante sur un charbon éteint. Ce n'était pas un conspirateur, et personne ne pouvait l'accuser d'avoir pris part aux affaires politiques. Comme ses attaques ne s'étaient jamais adressées qu'à deux puissances sociales d'une assez grande importance, mais dont la stabilité entrait pour fort peu de chose dans les instructions secrètes de la police, c'est-à-dire la religion et la morale, l'autorité venait de lui faire une grande part d'indulgence. Il était envoyé au bord des belles eaux de Charenton, relégué sous de riches ombrages, et il s'évada quand il voulut. Nous apprîmes quelques mois plus tard, en prison, que M. de Sade s'était sauvé.

« Je n'ai point d'idée nette de ce qu'il a écrit, j'ai aperçu ces livres-là ; je les ai retournés plutôt que feuilletés, pour voir de droite à gauche si le crime filtrait partout. J'ai conservé de ces monstrueuses turpitudes une impression vague d'étonnement et d'horreur ; mais il y a une grande question de droit politique à placer à côté de ce grand intérêt de la société, si cruellement outragée dans un ouvrage dont le titre même est devenu obscène. Ce de Sade est le prototype des victimes extra-judiciaires de la haute justice du Consulat et de l'Empire. On ne sut comment soumettre aux tribunaux, à leurs formes publiques et à leurs débats spectaculeux un délit qui offensait tellement la pudeur morale de la société tout entière qu'on pouvait à peine le caractériser sans danger, et il est vrai de dire que les matériaux de cette hideuse procédure étaient plus repoussants à explorer que le haillon sanglant et le lambeau de chair meurtrie qui décèlent un assassinat. Ce fut un corps non judiciaire, le Conseil d'Etat, je crois, qui prononça contre l'accusé la détention perpétuelle, et l'arbitraire ne manqua pas l'occasion de se fonder, comme on dirait aujourd'hui, sur ce précédent arbitraire ...

« ... J'ai dit que ce prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu'il était poli jusqu'à l'obséquiosité, affable jusqu'à l'onction, et qu'il parlait respectueusement de tout ce que l'on respecte. »

1 Il a paru comme frontispice à une édition de la Correspondance de Mme Gourdan.

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