Guillaume Apollinaire - Marquis de Sade (6)
« Celui qui a écrit celle page d'une si terrible amertume, dit M. Henri d'Alméras, celui qui demandait ainsi de disparaître tout entier, corps et âme, dans l'oubli et dans le néant, n'était certainement pas, à quelque point de vue qu'on le juge, un homme ordinaire. »
Ce n'était pas un homme ordinaire. Il eut des torts considérables surtout envers sa femme ; mais il ne l'aimait pas ; son mariage fut en quelque sorte forcé, et l'amour ne se commande pas. Il n'était point fou, à moins qu'on ne pense comme il l'a dit lui-même dans une comédie :
Tous les hommes sont fous ; il faut, pour n'en point voir,
S'enfermer dans sa chambre et briser son miroir.
Il a dit aussi en un distique-épigraphe qui serait à sa place en épiphonème à ses œuvres :
On n'est point criminel pour faire la peinture
Des bizarres penchants qu'inspire la nature.
S'il se flattait de disparaître de la mémoire des hommes, le marquis espérait qu'avant cela il serait vengé « par la postérité ».
Pendant un siècle, la critique l'a traité fort cavalièrement, s'occupant beaucoup moins des idées que contiennent ses ouvrages que d'inventer des anecdotes qui dénaturent sa vie et son caractère. Pour ce qui concerne sa vie, le Dr Eugen Duehren a dit avec raison : « De Sade, comme individu, ne peut être éclairci que si on l'examine comme phénomène historique. »
Touchant ses ouvrages, M. Anatole France a écrit dédaigneusement : « Il n'est pas nécessaire de traiter un texte du marquis de Sade comme un texte de Pascal. » Quelques esprits libres ont pensé que le mépris et la terreur inspirés par les œuvres du marquis de Sade étaient peut-être injustifiés. Déjà en 1882, dans Virililés (A. Lemerre), Emile Chevé accordait quelque puissance et quelque grandeur aux livres du marquis de Sade :
Marquis, ton livre est fort, et nul dans l'avenir
Ne plongera jamais aussi bas dans l'infâme,
Nul ne pourra jamais après toi réunir
En un pareil bouquet tous les poisons de l'âme ...
... Au moins, toi tu fis grand dans ton obscénité,
Viol et parricide, inceste et brigandage
Ruissellent de ta plume, et notre humanité
Sent rugir en ses flancs ta muse anthropophage ...
En Allemagne, où Nietzsche, dit-on, n'a pas dédaigné de s'assimiler, lui, le philosophe lyrique, les idées énergiques du marquis systématique, le Dr Eugen Duehren, avec un beau courage, s'est donné la tâche d'éclaircir la vie de de Sade et de faire connaître ses écrits. « C'est le 2 juin 1740, dit-il, qui vit naître un des hommes les plus remarquables du dix-huitième siècle, disons même de l'humanité moderne en général. Les œuvres du marquis de Sade constituent un objet de l'histoire et de la civilisation autant que la science médicale. Cet homme étrange nous a dès l'abord inspiré un vif intérêt. Nous cherchions à le comprendre pour pouvoir l'expliquer, et nous acquîmes bientôt la conviction que le médecin, de même, ne saurait puiser dans un pareil cas les renseignements les plus importants que dans l'histoire de la civilisation. »
Et plus loin :
« Il y a encore un autre point de vue qui fait des ouvrages du marquis de Sade pour l'historien qui s'occupe de la civilisation, pour le médecin, le jurisconsulte, l'économiste et le moraliste, un véritable puits de science et de notions nouvelles. Ces ouvrages sont surtout instructifs par cela même qu'ils nous montrent tout ce qui dans la vie se trouve en étroite connexité avec l'instinct sexuel qui, comme l'a reconnu le marquis de Sade avec une perspicacité indéniable, influe sur la presque totalité des rapports humains d'une manière quelconque. Tout investigateur qui voudra déterminer l'importance sociologique de l'amour devra lire les ouvrages principaux du marquis de Sade. Non pas même au niveau de la faim, mais au-dessus, l'amour préside au mouvement de l'univers. »
L'amor, che muove'l Sole e l'altre stelle,
s'écriait Dante à la fin de la Divine Comédie.
Le Dr Jacobus X a dit du Dr Duehren qu'il était un gallophobe, parce que celui-ci voit dans les événements actuels de la politique française un accord profond avec les doctrines du marquis de Sade. En effet, cet accord paraît bien profond et progressif. Qu'on ne s'étonne point de voir dans de Sade un partisan de la République. Celui qui, vers 1785, pouvait commencer ainsi un de ses contes : « Dans le temps où les seigneurs vivaient despotiquement sur leurs terres ; dans ces temps glorieux où la France comptait dans son enceinte une foule de souverains au lieu de trente mille esclaves bas, rampant devant un seul (1) », devait, abandonnant les esclaves monarchistes, aller sans regret vers les rois républicains et souhaiter une République de liberté sans égalité ni fraternité ...
Un grand nombre d'écrivains, de philosophes, d'économistes, de naturalistes, de sociologues, depuis Lamark jusqu'à Spencer, se sont rencontrés avec le marquis de Sade, et bien de ses idées qui épouvantèrent et déconcertèrent les esprits de son temps sont encore toutes neuves. « On trouvera peut-être nos idées un peu fortes, écrivait-il ; qu'est-ce que cela fait ? N'avons-nous pas acquis le droit de tout dire ? » Il semble que l'heure soit venue pour ces idées qui ont mûri dans l'atmosphère infâme des enfers de bibliothèques, et cet homme qui parut ne compter pour rien durant tout le dix-neuvième siècle pourrait bien dominer le vingtième.
Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé, avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l'homme. Ces idées, que l'on dégagera quelque jour, ont donné naissance à un double roman : Justine et Juliette. Ce n'est pas au hasard que le marquis a choisi des héroïnes et non pas des héros. Justine, c'est l'ancienne femme, asservie, misérable et moins qu'humaine ; Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle qu'il entrevoyait, un être dont on n'a pas encore idée, qui se dégage de l'humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l'univers.
Le lecteur qui aborde ces romans ne remarque souvent que la lettre qui est dégoûtante, et l'analyse ci-dessous n'en peut malheureusement pas livrer l'esprit. Il convient d'ajouter, puisqu'il est impossible de donner le portrait des personnages, que le marquis de Sade pensait qu'il y a « une extrême connexité entre le moral et le physique ».
1 Ce conte inédit est intitulé : La femme vengée ou la Châtelaine de Longueville. (Manuscrit de la Bibliothèque nationale.)