Redon À soi-même (2)

Ce sont des notes analogues qui sont éparses dans les carnets, tantôt avec une date, tantôt sans indication aucune. Quelquefois une réflexion ancienne a été reprise, transformée, raturée. D'autres sont répétées sous une forme presque identique. Tels qu'ils sont, ces carnets devaient servir à la rédaction du livre qui na pas été écrit. M lle Odilon Redon en a tiré la matière de ce volume qui offre, dans le désordre même des dates qui ont pu être fixées, une unité qui s'impose par une constante élévation de la pensée et par une pénétration toujours plus profonde des merveilles de l'art.

Sa haute conscience, son métier sûr font d'Odilon Redon l'un des Maîtres dignes de la glorieuse lignée de ceux pour lesquels l'art était un sacerdoce et non pas une carrière avantageuse. Ayant accompli sa tâche malgré tous les obstacles et reçu la récompense de son acharnement à perfectionner son art, après ce bel exemple d'une vie d'artiste noblement remplie, il nous offre ici ses pensées, comme une dernière gerbe de ces fleurs rayonnantes d'une vie surnaturelle et riante qu'il lui plût de créer au déclin de ses jours.

Jacques Morland

 

Odilon Redon, À soi-même.  Journal. Notes sur la vie l'art et les artistes(1922 ).  Aan zichzelf  / Dagboek / Notities over het leven, kunst en kunstenaars. Frans leren, Vivienne  Stringa

 

 

CONFIDENCES D'ARTISTE

A Monsieur A. BONGER

en bonne amitié

 

 

J'ai fait un art selon moi. Je l'ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu'on en ait pu dire, avec le souci constant d'obéir aux lois du naturel et de la vie. Je l'ai fait aussi avec l'amour de quelques maîtres qui m'ont induit au culte de la beauté. L'art est la Portée Suprême, haute, salutaire et sacrée ; il fait éclore ; il ne produit chez le dilettante que la délectation seule et délicieuse, mais chez l'artiste, avec tourment, il fait le grain nouveau pour la semence nouvelle. Je crois avoir cédé docilement aux lois secrètes qui m'ont conduit à façonner tant bien que mal, comme j'ai pu et selon mon rêve, des choses où je me suis mis tout entier. Si cet art est venu à l'encontre de l'art des autres (ce que je ne crois pas), il m'a fait cependant un public que le temps maintient, et jusqu'à des amitiés de qualité et de bienfait qui me sont douces et me récompensent. Les notes que je formule ici aideront plus à la compréhension de cet art que tout ce que je pourrais dire de mes concepts et de ma technique. L'art participe aussi des événements de la vie. Ceci sera la seule excuse de parler uniquement de moi. Mon père me disait souvent : «Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d'êtres bizarres, chimériques et merveilleux. Il aimait la nature et me parlait souvent du plaisir qu'il avait ressenti dans les savanes, en Amérique, dans les vastes forêts qu'il défrichait, où il se perdit une fois durant des jours, de l'existence courageuse et quasi sauvage qu'il y mena jeune, hasardeux de fortune et de liberté. Du récit qu'il nous faisait ainsi en famille de ses entreprises et de ses actes d'alors (il fut colon, il eut des nègres), il m'apparaissait comme un être impérieux, indépendant de caractère et même dur, devant qui j'ai toujours tremblé.

Page