Redon À soi-même (50)

Tout n'est pas vanité chez celui qui accepte ses propres dons avec curiosité reconnaissante, et sans aucune envie de ceux des autres : il se soumet docilement aux soins de la culture de ses facultés pour le plaisir d'en recueillir les fruits, et de les partager avec ceux qui les attendent et les aiment. Je poursuis donc le cours de ce récit pour eux, pour ceux qui m'approuveront dans la tâche et qui sauront voir aussi qu'elle est toute simple. Lorsque je produisais autrefois des dessins et des lithographies, et que je publiais celles-ci, j'ai reçu bien des fois des lettres d'inconnus me disant leur attachement à cet art, et me révélant une émotion exaltée. Un d'eux m'avouait avoir été touché jusqu'aux sentiments religieux et en avoir reçu la foi.

Je ne sais si l'art a de tels pouvoirs ; mais j'ai dû, dès lors, envisager moi-même avec plus d'égards certains de mes travaux, et particulièrement ceux que j'exécutais naguère à des heures de tristesse, de douleur, et pour cette raison là plus expressifs sans doute. La tristesse, quand elle est sans cause, est peut-être une ferveur secrète, une sorte d'oraison que l'on dirait, confusément, pour quelque office, dans l'inconnu.

J'ai donc regardé et scruté mes noirs, et c'est surtout dans les lithographies que ces noirs ont leur éclat intégral, leur éclat sans mélange, car les dessins au fusain que je fis avant elles, et depuis, furent toujours exécutés sur des papiers teintés de rose, ou jaune, quelquefois bleu, donnant là ma tendance ou les prémisses de la couleur dans laquelle je devais plus tard me complaire et me laisser envahir de délectation. Le noir est la couleur la plus essentielle.

Il prend surtout son exaltation et sa vie, l'avouerai-je ? aux sources discrètes et profondes de la santé. Du bon régime et du repos, ou disons mieux, de la plénitude de la force physique dépend la sourde ardeur vitale que donnera le fusain. C'est dire qu'il apparaîtra dans sa pleine et meilleure beauté, au cœur même de notre carrière, courte ou longue. Il est un épuisant, plus tard, dans la vieillesse, quand la nourriture s'assimile moins. On pourra toujours, à ce terme, étaler de la matière noire sur une surface, mais le fusain reste charbon, le crayon du lithographe ne transmet rien ; c'est en un mot que la matière reste à nos yeux ce qu'elle paraît, chose inerte et sans vie ; tandis qu'à l'heure heureuse de l'effervescence et de la force propices, c'est la vitalité même d'un être qui jaillira d'elle, son énergie, son esprit quelque chose de son âme, le reflet de sa sensibilité, un résidu de sa substance en quelque sorte. Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue.

Il ne plaît pas aux yeux et n'éveille aucune sensualité. Il est agent de l'esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. Aussi la bonne estampe sera-t-elle goûtée plutôt en pays grave, où la nature au dehors peu clémente contraint l'homme à se confiner chez soi, dans la culture de sa propre pensée, ainsi que dans les régions du nord, par exemple, et non celles du midi, où le soleil nous extériorise et nous enchante. Elle n'est guère estimée en France, sauf appauvrie par la couleur, résultat autre, qui anéantit l'estampe et l'avoisine à l'image. Le crayon n'est guère plus apprécié.

Il y a au Louvre, dans les galeries des dessins, une somme d'art bien plus grande et plus pure que dans les galeries de peinture : on y va peu ; on visite préférablement les tableaux. C'est que le plaisir des yeux est là. Voilà le clair indice de l'analogue indifférence qui accueillera toujours en France l'œuvre de l'artiste qui se complaît dans l'austérité du noir. Aussi ai-je regardé l'essai qu'on voulut y faire de la publication de mon catalogue, sans trop y croire, je l'avoue. Puis il devait paraître sur les Boulevards. Imagine-t-on le passant alerte et amusé de ces promenades bruyantes retenu sérieusement par une publication de cette nature ?

Non, ces étranges lithographies, souvent sombres, abstruses, et disons-le, dont l'aspect est peu séducteur, s'adressent au contraire à des esprits de silence, et même ayant encore en eux les ressources si rares de l'ingénuité naturelle — sorte de grâce. Pour dire ici toute ma pensée, j'ai toujours cru que mon public était loin de ces lieux, ainsi que le prouva d'ailleurs la première attention qui me fut donnée : c'est tout d'abord au delà de la frontière qu'on aima et rechercha mes travaux. Quel bon public celui qui n'aurait jamais rien vu ! Le dilettante, quand il est sans amour, entretient en lui une tare néfaste : le besoin d'analyse, et l'accumulation dans sa mémoire de tout ce qu'il a vu (accumulation combien grande et toujours accrue à notre époque). Cet embarras mental le détourne de la fraîche et fertile naïveté ; sa sensibilité n'est plus libre ; il ne s'y livre, à Paris du moins, que dans la tension aiguë de n'être pas dupe d'une impression qu'il veut toujours lucide et de suite intellectuelle, dont il parlera aussitôt comme il convient, habituellement avec vivacité légère, et même avec un sourire.