Redon À soi-même (67)

RODOLPHE BRESDIN

On oublie trop quelquefois les hommes de valeur que la bonne fortune nous amène ; le vrai talent n'est pas toujours entouré des justes égards qu'il mérite. Partout où la pensée s'affirme sans les soutiens d'une lutte militante, sans les fortes contradictions ou les vives approbations de l'enthousiasme, on peut dire que l'homme de valeur ne reçoit que dans une mesure imparfaite la récompense de ses généreux efforts.

C'est pour cela que, dans sa propre patrie, fort souvent le génie succombe faute d'adversaires pour le combattre ou d'amis pour l'exalter. Le talent qui vient de loin, entouré déjà du prestige de la réputation faite, parvient sans doute à jeter plus d'éclat; mais que d'entraves, que de difficultés encore ne rencontre-t-il pas dans notre imprévoyance, dans l'inexpérience de quelques juges trop empressés souvent à les expliquer avant de les avoir bien compris ! Si le savoir quelquefois nous trompe, si le plus beau côté du talent passe inaperçu pour nous souvent dans ce qu'il a de plus précieux et de plus puissant, c'est surtout lorsqu'il se présente par une allure un peu libre et nouvelle.

M. Bresdin, quoique fort apprécié par un petit choix d'amateurs dont l'admiration est des mieux motivées, n'a pas conquis à Bordeaux la place et la notoriété qu'il mérite. Autour de ce nom, précédé cependant d'une réputation justement acquise et déjà signalé par quelques plumes autorisées, ne s'est pas produit la surprise que semblait appeler un talent aussi singulier et aussi nouveau. Pourtant, disons-le en toute franchise, c'est un artiste de fine et bonne race : à sa forte originalité, à sa production si variée, en même temps que fournie, féconde et vivace, on reconnaît la vraie marque de l'artiste de haut rang et de meilleure famille ; c'est à ces titres surtout qu'il se recommande à l'attention des amateurs épris de beautés nouvelles, de parfums rares, à tous ceux enfin qui, blasés d'imitations insipides, cherchent l'art dans ses routes inconnues ou inexplorées. Trois procédés servent alternativement à la manifestation singulière : le dessin à la plume sur pierre, l'eau forte, et le dessin à la plume, un genre tout nouveau que lui seul exerce et dont il est pour ainsi dire le créateur.

Son œuvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon Samaritain. Création étrange. Il n'est pas sans utilité de dire ici que l'artiste ne s'est pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons tous les jours de notre fenêtre ; jugée à ce point de vue, cette œuvre serait certainement imparfaite, car il n'en est pas, parmi celles de nos contemporains, qui ait été inspirée plus en dehors de tout esprit d'imitation. Ce qu'il a voulu, ce qu'il a cherché n'est autre chose que nous initier aux impressions de son propre rêve. Rêve mystique et fort étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague, mais qu'importe.

L'idéal est-il précis, l'art ne puise-t-il pas au contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui laissent à l'imagination le soin de les définir. Conception et recherche des éléments propres à la formuler, frapper, saisir notre imagination troublée, telle est la seule théorie qui a présidé à cette œuvre, si du moins le sans façon de la fantaisie obéit à quelque loi. Considérée à ce point de vue, cette œuvre a réellement atteint son but, car il n'en est pas qui laisse en notre esprit une marque aussi forte, une empreinte aussi vive et d'une plus grande originalité. On peut joindre à cette œuvre la Sainte Famille, due au même procédé, mais de dimension plus petite, ce qui convient beaucoup mieux à ce genre de dessins où le détail est si minutieusement recherché. Elle est plus complète, plus riche, plus franche dans son expression.

On ne peut rien trouver de plus naïf, de plus touchant que cette petite page assurément créée dans un moment de verve heureuse, d'abandon à l'idéal. Recherche délicate et fine du détail, richesse d'ordonnance, pourtant contenue, sobre, simple d'effet. Telle est la haute qualité esthétique de cette œuvre peu connue parce qu'elle devient rare, mais qui restera certainement comme l'expression la plus complète des recherches de son auteur. Nous pouvons ajouter aussi la Comédie de la Mort, œuvre d'une autre portée, moins plastique sans doute, mais non moins intéressante. Puis enfin, les essais d'une illustration assez importante que l'artiste n'a pu terminer. Dans les premières planches de ce recueil si spécial, si en dehors de tout ce qui se fait aujourd'hui, on peut puiser encore à pleines mains dans un vrai trésor de capricieuse fantaisie. L'aquafortiste est moins connu. Cependant c'est assurément dans ce procédé souple et rapide que l'artiste a trouvé son véritable élément.